Un petit café avec le lait séparé, merci Zakaria. Ce coup-ci je n’en mets pas une goutte à coté, je commence la journée sur un pied d’égalité avec Abdenbi. On discute encore du rôle des Ma’alem gnaoui, qui va bien au delà de la musique. Ils connaissent tous les esprits, et savent rééquilibrer les couleurs dans les corps. Ils savent désenvouter, soigner la possession, mais aussi la provoquer, ou bien juste faire danser. Ils savent soigner là où la connaissance des voyantes s’arrête. Les voyantes lisent les cartes et communiquent avec les esprits, mais par d’autres moyens que les Maalem. On a le don de voyante ou on ne l’a pas. Généralement ça va de grand mère à petite fille en sautant une ou deux génération. Quand on l’a, il y a encore besoin d’un apprentissage pour apprendre a déméler les choses qu’on ressent.
Mon ami me dit qu’il ne vaut mieux pas commencer à rentrer dans les détails sinon on n’aura jamais fini mais je sens qu’il y a d’autres raisons pour qu’il ne me dise pas tout. On parle de l’apprentissage des Ma’alem, qui ne se fait plus comme à l’ancienne, quand les gens donnaient leur enfant aux Gnaouas. Aujourd’hui il faut prendre des leçons, et payer. Et la culture se perd un peu.
Un petit tour au marché aux poissons, on commande un kilo d’anchois vidés. Pendant que le poissonnier les vide, on va au marché de l’électronique pour faire réparer le transformateur de ma carte son.
Dans ce marché on trouve tous les adaptateurs possibles et imaginables, des circuits électroniques en vrac, des batteries de tous les types, les chargeurs qui ne vont jamais avec, des haut-parleurs bluetooth wifi filaires wireless extra boom bass reflex made in china garantis, des radios, des décodeurs télé, des paraboles, des téléphones, des chargeurs de toutes les formes et de toutes les couleurs avec néanmoins un penchant certain pour le flashy, et des ateliers de réparation électronique de 1m carré avec un empilement de circuits et de machins indéfinissables jusqu’au plafond, pendant que dans la ruelle où l’on ne passe pas à trois côte-côte transitent des cageots de pigeons vivants, des légumes, des mobylettes, des enfants, des chariots pousse-pousse. Il y a des gens qui cherchent, des gens qui appellent, des gens qui parlent au téléphone, des gens à vélos qui freinent en frottant leurs pieds par terre, des gens très élégants, des gens habillés n’importe comment, des gens qui chantent, des jeunes en Phillippe Plein et Louis Vuitton, des vieux en burnous, des femmes voilées des pieds à la tête et d’autres cheveux au vent avec l’air de gazelles et fières comme des lionnes. Le tout dans un nuage bleuté laissé par les mobs dont l’odeur âcre se mélange avec celle des grillades et des boulangeries. Les muezzins chantent qu’Allah est grand, les postes radio chantent les yeux des filles, mon transfo est prêt.
Abdenbi a des instruments à vendre, je fais une petite séance photo des instruments, et m’improvise portraitiste pour l’amie de Fatimzara qui passait par là. Si vous voulez des Guimbris, Karkabous, Tabl, Swiss’n, ou des tambours pour faire el Aada, faites moi signe. Il y a aussi un joli sac avec des coquillages brodés. Prix d’ami.
Après midi nous travaillons de nouveau sur le répertoire musical Gnaoua, et enregistrons une suite de morceaux pour les esprits bleus Meweme Balamoussaka et Koubeyni, et une pour le roi rouge Hammo. Je commence à être un peu plus familier des rythmes et modes, et me rends un peu plus compte de la finesse de cette musique.
La lecture des premières pages de l’anthologie de la culture Gnaoua qu’Aicha a été chercher au fond d’un coffre nous lance dans une discussion sur l’origine des Gnaoui. A priori au XVIe siècle le roi du Maroc a envahi le Mali et en a rapporté des montagnes d’or, mais aussi 350 000 esclaves (« plusieurs centaines » selon l’anthologie, mais Abdenbi insiste sur le 350 000), qui amènent avec eux leur culture et leurs croyances, qui par syncrétisme avec l’islam et la philosophie soufie aurait donné les Gnaoua. Mais comme c’était, et est toujours d’ailleurs, une pratique marginale, on a très peu de documents qui attestent ces suppositions. On parle aussi du commerce des esclaves pratiqué par les Marocains depuis le premier millénaire, qui aurait apporté petit à petit des sub-sahariens au Maghreb.
En tous cas, dans les textes des chansons se mèlent l’Arabe et la langue « ethnique » dans laquelle on entend des références au Bambara et au peuple Peul. Il y a donc très clairement des origines sub-sahariennes dans la culture Gnaoua.
Demain soir nous irons à la première soirée du Moussem de Sidi Ali ben Hamdouche, c’est un grand rassemblement de Gnaouas. Ca dure toute la nuit, il y aura de la musique, des voyantes, des transes, des Maalems de pacotille, des vrais et j’ai bien l’intention d’y faire un stage en immersion. Je ne sais pas si j’aurai beaucoup de temps pour écrire, mais je vais essayer quand même.